2
Le moment était mal choisi pour chercher à se loger.
Et pourtant, c’était exactement ce à quoi Frank Vanderwal s’employait. Il avait loué un appartement pour un an, la durée de son contrat avec la NSF, la Fondation nationale pour la science, mais il avait accepté de rester plus longtemps. Et voilà que, un mois seulement après le déluge, il devait restituer son appartement à son propriétaire, un gars qu’il n’avait jamais rencontré et qui travaillait au service des Affaires étrangères du Département d’État. Le type rentrait après avoir passé un an au Brésil, et Frank devait donc trouver un autre point de chute.
Aucun doute, la décision de rester avait été une très mauvaise idée.
Cette pensée l’accablait. Résultat : il ne s’était pas mis à la recherche d’un nouveau logement avec la diligence qui s’imposait. De toute façon, on ne trouvait pas grand-chose, lequel pas grand-chose coûtait les yeux de la tête. Des milliers de gens étaient arrivés à Washington à la suite d’un déluge qui avait détruit des milliers d’habitations et en avait tellement endommagé des milliers d’autres qu’il ne fallait pas espérer y faire de travaux et les réoccuper avant longtemps. Il y avait une vraie pénurie d’offre, et les loyers avaient monstrueusement augmenté.
Beaucoup d’endroits que Frank avait visités étaient de vrais taudis, en particulier certains locaux qui avaient été inondés et pas complètement nettoyés : le fond du tonneau, encore recouvert de lie. Le fond, il le toucha dans une cave d’Alexandria, un petit gourbi sombre, dont la porte et l’unique fenêtre en hauteur étaient munies de barreaux, pour raison de sécurité, de sorte qu’on aurait dit une prison pour troglodytes. Et – cerise sur le gâteau – pour deux mille dollars par mois. Après ça, Frank renonça à chercher.
Mais le jour fatidique était arrivé. Le propriétaire devait rentrer dans la soirée. Frank avait déménagé ses affaires et fait le ménage. Et il n’avait nulle part où aller.
C’était une sensation étrange. Il était assis dans la lumière crépusculaire, au comptoir de la cuisine sur lequel le Post gisait, éviscéré. La colonne « À louer » n’allait même pas jusqu’au bas de la page « Immobilier », et Frank avait suffisamment appris à décoder les annonces pour voir qu’il n’y trouverait rien d’intéressant. Enfin, il y avait tout de même, dans les informations locales, un article sur le Rock Creek Park, officiellement fermé à cause des dégâts dus au déluge. En réalité, il était trop vaste pour que le National Park Service, dépassé par les événements, puisse appliquer l’interdiction. Résultat, le parc était devenu une sorte de no man’s land. « Retourné à la vie sauvage », selon les termes de l’article.
Frank parcourut une dernière fois l’appartement du regard. Il ne recelait pas plus de souvenirs pour lui qu’une chambre d’hôtel. Un endroit où dormir, point barre. C’était tout ce qu’il attendait de son domicile, ayant mis sa vie personnelle entre parenthèses jusqu’à son retour à San Diego. Sauf que maintenant… c’était comme s’il s’était réveillé prématurément alors qu’il voyageait entre les étoiles. Le moment était venu de quitter le caisson de cryogénie et de voir où il en était.
Il se leva et descendit prendre sa voiture.
Le Beltway, vers le nord puis l’est. À droite, le long bâtiment du temple mormon, puis le grand graffiti sur le pont, au-dessus de la chaussée : DOROTHY, RENTRE À LA MAISON ! La sortie de Wisconsin, et direction le centre-ville. Il n’avait pas de raison particulière d’aller dans cette partie de la ville. C’est là que les Quibler vivaient, bien sûr, mais quand même.
Il n’arrêtait pas de penser : Sans-abri, sans-abri. Tu es un sans-abri.
Il ne pouvait s’empêcher de songer à une chanson de Paul Simon, tirée de Graceland, celle où un groupe sud-africain chantait Homeless. Homeless, Da da da, dadadadadada… quelque chose comme Midnight come, and then you wanna go home. « Minuit a sonné, tu voudrais rentrer… » À moins que ce ne soit une phrase en zoulou. Ou peut-être, comme il lui semblait l’entendre maintenant : Sans-abri ; sans-abri. Il faut qu’il aille voir ailleurs.
Quelque chose comme ça. Il arriva à la station de métro de Bethesda et, tout à coup, il comprit ce qui avait dû l’attirer là. Mais oui : c’est là qu’il avait rencontré la femme de l’ascenseur. L’ascenseur où ils étaient restés coincés en remontant du métro : seuls tous les deux, sous terre, les minutes s’égrenant, jusqu’à ce que, après une longue conversation, ils commencent à s’embrasser, à la grande surprise de Frank. Quand les réparateurs étaient arrivés et les avaient libérés, la femme avait disparu, et Frank ne savait rien d’elle, même pas son nom. À cette seule pensée, son cœur s’emballait.
C’était là, sur le trottoir de droite, après le feu rouge – la cabine d’ascenseur d’où ils étaient sortis. Et puis elle lui était apparue à nouveau à bord d’un bateau, sur le Potomac, au pire moment de l’inondation. Il avait appelé le bateau, avec son portable, elle avait répondu et lui avait dit qu’elle le rappellerait. Elle ne savait pas quand.
Le feu passa au vert. Elle n’avait pas rappelé, et maintenant il était revenu, là, à l’endroit précis de leur première rencontre, comme s’il espérait l’y revoir. Peut-être se disait-il vaguement que s’il la retrouvait il aurait un endroit où habiter.
C’était idiot : un exemple de pensée magique dans ce qu’elle avait de plus surréaliste. Mais, depuis quelques semaines, il visitait des appartements dans le coin. Ce n’était donc pas seulement une impulsion isolée ; c’était un schéma comportemental.
Juste de l’autre côté du carrefour, il prit l’allée qui menait à l’hôtel Hyatt. Un chasseur s’approcha de lui. Frank lui demanda s’il restait des chambres libres, mais tout était réservé.
Frank entra quand même poser la question. Une réceptionniste secoua la tête : ils n’avaient plus rien. Et dans les autres hôtels ? Elle ne savait pas. Mais tous les Hyatt de la région étaient pleins.
Frank reprit Wisconsin vers le sud. Il jeta un coup d’œil à la cabine de l’ascenseur en passant. Elle avait donné un faux nom sur l’imprimé que l’employé du métro lui avait fait remplir. Il y avait peu de chance qu’elle soit là maintenant.
Un peu plus loin, sur Wisconsin, il passa tout près de chez les Quibler. Ils habitaient à quelques rues de là, sur la droite. C’est pour ça qu’il était venu dans cette partie de la ville, la nuit où il était resté coincé dans l’ascenseur avec la femme. Anna Quibler, l’une de ses collègues à la NSF, avait organisé une soirée pour l’ambassadeur du Khembalung, qui venait de donner une conférence à la NSF, ce jour-là. Un bon moment. « Un excès de raison est une forme de folie en soi », lui avait dit le vieil ambassadeur. Frank se demandait encore ce que ça voulait dire et, si c’était vrai, comment il aurait dû réagir.
En tout cas, il ne pouvait aller voir Anna et sa famille maintenant. Se pointer sans prévenir, ne sachant où aller… pitoyable, vraiment.
Il continua. Sans-abri, sans-abri. Il faut qu’il aille voir ailleurs…
Chevy Chase n’avait apparemment pas trop souffert de l’inondation. Il y avait un Hilton géant au-dessus de Dupont Circle. Il prit Massachusetts puis Florida, tout en sachant qu’il perdait son temps. Il n’y aurait pas de chambre.
Il n’y en avait pas.
Sans-abri, sans-abri. Minuit a sonné, tu voudrais rentrer, et bla, bla, bla, bla, blaaa.
Il prit Connecticut Avenue, roula au hasard. Près de l’entrée du Zoo national, les dégâts provoqués par l’inondation devinrent tout à coup évidents, sous la forme de monceaux de branches et de débris agglomérés par la boue, qui encombraient les trottoirs et maculaient les devantures des boutiques. Juste au nord du zoo, la rue était bloquée par une tractopelle. Les travaux de voirie effectués de nuit, à la lumière des gyrophares bleus, comme dans un film soviétique. Les engins géants réduisaient le décor urbain à la taille d’un paysage de train électrique.
Frank tourna impatiemment à droite. Il réussit à se garer dans l’une des rues résidentielles à l’est de Connecticut Avenue, descendit de voiture et retourna à pied vers les travaux. Il faisait encore chaud, au moins trente, et l’humidité de l’air, l’odeur de boue et de végétation pourrissante avaient quelque chose de tropical, ou d’une Atlantide engloutie. De fait, ça sentait un peu l’apocalypse. Pas de doute, c’était la fin d’une époque. Sans-abri, sans-abri…
Un restaurant espagnol attira son regard ; il s’approcha, regarda le menu. Des tapas. Il entra, s’assit, passa commande. Excellent, comme toujours. On était rarement déçu, à Washington. Question restaurants, c’était sûrement la ville la plus géniale au monde.
Après dîner, il sortit du restaurant et s’aventura dans les rues, se sentant mieux. Il avait faim, voilà, et il avait pris ça pour de l’angoisse. Ça n’allait pas si mal que ça, au fond.
Il passa devant sa voiture, continua vers le Rock Creek Park, en repensant à l’article du Post. Retour à la vie sauvage…
À Broad Branch Road, Frank arriva à la limite du parc. Il n’y avait pas un chat. Il faisait sombre sous les arbres, de l’autre côté de la route ; la lumière des lampadaires jaunes, dans son dos, ne pénétrait pas au-delà du rideau de feuillage.
Il traversa la rue et entra dans la forêt.
La puanteur végétale provoquée par l’inondation était forte. Frank avançait précautionneusement. S’il y avait jamais eu un chemin à cet endroit, il avait disparu, laissant la place à des talus de branches et de détritus, et à un dépôt inégal de boue. Les racines apparentes des arbres abattus étaient difficiles à voir dans le noir, on se prenait les pieds dedans. Puis, sa vue commençant à s’habituer à l’obscurité, il eut l’impression que tout était vaguement éclairé, sans doute par le nuage iridescent qui couvrait la ville et était visible par les trous dans les frondaisons.
Il entendit des bruissements, puis des voix. Il se cacha instinctivement derrière un arbre, le cœur battant.
Deux grosses voix d’hommes qui discutaient. L’un des deux était soûl.
— Pourquoi t’achètes cette merde ?
— Hé, tu payes jamais rien. Faudrait voir à raquer un peu, mec !
Ils descendirent vers l’est, et leurs voix se perdirent entre les arbres. Sans-abri, sans-abri. Leurs accents rocailleux rappelaient à Frank les ouvriers crasseux en combinaison de travail qui vibrionnaient autour de Dupont Circle.
Frank ne voulait pas frayer avec ce genre de types, leur présence le contrariait. Il voulait être seul dans la vraie nature sauvage, et vide, comme ses montagnes, dans l’Ouest, et voilà : des rires rauques de grands fumeurs, qui s’enfonçaient dans les arbres comme autant de coups de hache. « Harr harr harrrr… » Voilà ce que devenait le coin.
Il bifurqua, s’engagea entre des talus de détritus, puis sur la boue durcie. Les brindilles cédaient sous ses pas avec des craquements moites. La pente était plus raide qu’il ne l’avait pensé, et il devait marcher sur le côté pour ne pas glisser.
Puis il entendit un autre bruit, moins sonore que les voix. Un froissement de feuilles, des bris de branches, puis un claquement montant de la forêt, en contrebas, droit devant lui. Quelque chose bougeait.
Frank se figea. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Quoi que ce soit, ça paraissait gros. D’après l’article du Post, les animaux du Zoo national n’avaient pas tous été récupérés, loin de là. Ils avaient été libérés juste avant que le zoo ne soit inondé, pour leur donner une chance de survivre, mais quelques-uns s’étaient noyés quand même. Bien que la plupart des survivants aient été repris depuis, beaucoup étaient encore en liberté. Frank ne se rappelait pas si l’article citait certaines espèces en particulier. C’était un grand parc. Un jaguar ?
Il essaya de se fondre dans l’arbre contre lequel il était appuyé.
Ce qui bougeait cassa une branche, à quelques mètres à peine de lui. La chose huma l’air avec une sorte de reniflement. C’était gros ; ça, il n’y avait pas de doute.
Frank ne pouvait plus retenir son souffle, mais il se rendit compte qu’en respirant la bouche ouverte il ne faisait pas de bruit. L’écho des battements de son cœur, dans la membrane souple au fond de sa gorge, était sûrement plus une impression qu’un vrai bruit. La plupart des animaux se guidaient à l’odorat, de toute façon, et contre son odeur il ne pouvait rien. Cette seule pensée lui réduisit les muscles en gelée.
La créature s’était figée. Elle soufflait. Frank perçut une bouffée fétide, musquée, qui rappelait celle des débris de l’inondation. Le cœur de Frank tictaquait tel le réveil du Capitaine Crochet.
Un frottement, comme une épaule frôlant l’écorce d’un arbre. Une autre branche craqua. Un klaxon, au loin. Ça sentait maintenant la fourrure mouillée. D’autres bruits de feuilles et de brindilles, plus bas, le long de la pente.
N’entendant plus rien, s’estimant à nouveau seul, il battit en retraite vers le haut de la colline et les rues de la ville, frustré, intrigué, n’ayant qu’un désir : poursuivre l’exploration du parc. Mais il n’avait pas envie de finir comme un de ces imbéciles de la ville qui ignoraient les réalités de la vie sauvage et se faisaient bouffer. Quoi qu’il y ait eu en bas, c’était gros. Mieux valait être prudent, et revenir une autre fois.
Après la lueur crépusculaire du parc, Connecticut Avenue semblait aussi vivement illuminée que le chantier de déblaiement, un peu plus loin dans la rue. En retournant prendre sa voiture, Frank se dit que le voisinage ressemblait aux plus beaux quartiers victoriens de San Francisco. Il était tard, la nuit commençait enfin à fraîchir. Il pourrait conduire toute la nuit sans réussir à trouver une chambre.
Il resta debout près de sa voiture. Le siège passager s’inclinait comme une petite couchette. Le lampadaire le plus proche se trouvait au coin de la rue.
Il ouvrit la portière côté passager, recula le siège à fond, inclina le dossier et s’assit. Il claqua la portière, s’allongea, se tourna sur le flanc. Au bout d’un moment, il finit par sombrer dans un sommeil agité.
Il dormit ainsi une heure ou deux, en pointillé, émergeant au moindre bruit de pas. N’importe qui pouvait le voir. Il suffisait de regarder par la vitre. Quelqu’un allait bien finir par tapoter sur le carreau pour voir si ça allait. Il n’aurait qu’à dire qu’il était journaliste ; il n’habitait pas ici et il n’avait pas réussi à trouver de chambre – ce qui était assez proche de la vérité, comme tous les meilleurs mensonges. Il pouvait raconter ce qu’il voulait, en définitive. Rien ne l’obligeait à s’en tenir aux faits.
Il resta allongé, mal à l’aise sur son siège couchette, pensant qu’il ne pourrait jamais se rendormir, et puis il somnola vaguement, rêvant de la femme de l’ascenseur. Une partie de son esprit, conscient de la bizarrerie de la situation, s’efforçait de ne pas se réveiller malgré tout. Il lui parlait d’un ton pressant. Son visage était si net, il s’était gravé dans sa mémoire avec une telle vivacité : passionné et amusé dans l’ascenseur, grave et lointain sur le bateau, pendant le déluge. Il n’était pas sûr d’aimer ce qu’elle lui disait. Appelez-moi, c’est tout, insistait-il. Passez-moi ce coup de fil, qu’on en parle.
Une sirène, au loin, l’obligea à se redresser, en sueur et malheureux. Il resta encore un peu là, pensant au visage de la femme. Une fois, au lycée, il avait fait l’amour avec une fille dans une petite voiture comme celle-ci ; le siège rabattable leur avait plus ou moins permis de s’allonger l’un sur l’autre.
Il la voulait. Il voulait la retrouver. Sur le bateau, elle lui avait dit qu’elle l’appellerait. « Je ne sais pas quand », avait-elle ajouté. Peut-être que ça voulait dire dans longtemps. Il n’avait qu’à attendre ; à moins de trouver un nouveau moyen de la rechercher.
Le ciel s’éclaircissait. Il ne pourrait plus se rendormir, c’était cuit. Avec un gémissement, il déplia sa carcasse, sortit de sa voiture.
Il resta debout sur le trottoir, se sentant vidé. Le ciel de velours gris paraissait plus sombre qu’au milieu de la nuit. Il faisait frais. Il repartit vers le parc.
La rosée faisait briller le feuillage gris, épais, et sous la lumière crépusculaire, diffuse, la végétation humide ressemblait à une forêt de cire. Frank ralentit. Il repéra une sorte de piste, peut-être tracée par des animaux. D’après l’article, il y avait beaucoup de cerfs dans le parc. Le gargouillis du Rock Creek masquait les bruits de la ville et le grondement sans cesse recommencé de la circulation. Le ciel s’éclaircissait rapidement, et ce qu’il avait pris pour une couverture nuageuse était un ciel très pâle, dégagé. Des verts assourdis commencèrent à chasser les gris. Il faisait encore frais.
À cet endroit, le Rock Creek courait au fond d’une ravine assez escarpée, et l’inondation avait arraché des pans entiers des parois, ainsi qu’il le constata en arrivant à un à-pic. Au-dessous de lui, des racines sortaient du grès nu tels des câbles sectionnés. Il fit le tour de la dénivellation en se faufilant sous des arbres aux branches basses.
Depuis une petite clairière, il vit soudain le torrent, en contrebas. Le courant furieux avait déblayé le canyon. Tout ce qui s’y trouvait avant la crue – Beach Road, les petits ponts, les constructions, le poste des rangers, les aires de pique-nique –, tout avait disparu, laissant apparaître du grès a nu, de la boue lisse, de l’herbe ravagée, des arbres abattus et d’autres qui se cramponnaient obstinément à la vie, ou étaient encore debout, mais morts. Beaucoup avaient basculé et ne tenaient plus que par quelques racines. Ils constituaient un empilement d’obstacles inédits, couverts de boue et de détritus jusqu’à une hauteur impressionnante. En aval, un plus gros barrage, pareil à ceux que font les castors mais géant, formait une mare brun café au lait.
Le ciel était un énorme bol bleu renversé qui semblait s’élever tout en s’éclaircissant. Le Rock Creek boueux gargouillait bruyamment dans son lit, se déversant d’une étendue de mousse brune à la suivante.
À l’autre bout de la mare s’avançait un héron au long bec emmanché d’un long cou, son long corps enfilé sur de longues pattes qui se repliaient à l’envers. Un héron bleu, se dit Frank, bien que ses plumes aient l’air plus gris-vert que bleues. Une espèce de dinosaure. En effet, rien n’aurait pu avoir l’air plus proche d’un ptérodactyle. Deux cents millions d’années.
Le soleil dardait des lances vertes du haut des arbres, de l’autre côté du ravin. Frank et le héron restèrent plantés là, attentifs, à écouter des oiseaux plus petits, invisibles, dont les trilles frénétiques emplissaient l’espace. Le héron inclina la tête sur le côté. L’espace d’un instant, tout fut aussi immobile que du bronze.
Et puis, couvrant le chant des oiseaux, un bruit différent, fluide et clair, vibra comme une sirène, un hameçon dans la chair :
Ooooooouuuuup !
Parking souterrain de la Fondation nationale pour la science, Arlington, Virginie, sept heures du matin.
Assis dans sa voiture, un primate ruminait. Frank, l’un des rédacteurs du Journal de sociobiologie, avait une conscience très aiguë des origines de son espèce. Le troisième chimpanzé, selon Diamond. Et il se disait : Les chimpanzés dorment à la belle étoile. Les bonobos dorment à la belle étoile.
En fin de compte, le logement était un problème ergonomique. De quoi avait-il vraiment besoin, au fond ? Tout ce qu’il possédait au monde était là, dans la voiture, en haut, dans son bureau, dans des cartons à l’UCSD, l’université de Californie de San Diego, dans un garde-meuble à Encinitas, Californie, et plus bas dans la rue, ici, à Arlington, Virginie. Le fait que ses affaires soient entreposées en disait long sur l’importance qu’elles revêtaient pour lui. D’une façon générale, il était libéré des possessions terrestres. À quarante-trois ans, il n’en avait plus besoin. Ça faisait drôle, en effet, mais ce n’était pas forcément mauvais. Est-ce qu’il se sentait bien comme ça ? C’était difficile à dire. Ça faisait drôle, voilà tout.
Il sortit de sa voiture et prit l’ascenseur jusqu’au troisième étage, où il y avait une petite salle de sport, avec un vestiaire à l’entrée et des douches.
Dans un sac, il avait son ordinateur portable, son téléphone portable, sa trousse de toilette et de quoi se changer. Les trois douches se trouvaient derrière des rideaux blancs, à côté de bancs, de casiers personnels et d’une salle d’eau avec une batterie de lavabos sous un long miroir, des toilettes et des urinoirs.
Frank connaissait l’endroit. Il s’y était changé bien des fois après son jogging de midi avec Edgardo, Kenzo, Bob et les autres. Il le voyait maintenant d’un œil neuf. Exactement comme dans ses souvenirs : une salle de bains tout à fait correcte, publique, mais utilisable.
Il se déshabilla et prit une douche. Un flot d’eau chaude, en quantité presque industrielle, effaça en partie la raideur de son inconfortable nuit. Il n’était évidemment pas question qu’on le voie se doucher là tous les jours. Personne ne faisait attention, bien sûr, mais ceux qui venaient à la gym le matin finiraient par le remarquer.
Il n’avait qu’à s’inscrire dans un autre club de sport du voisinage pour avoir accès à d’autres sanitaires.
Que demander de plus ?
Un endroit où dormir. Et pour ça, la Honda ne faisait pas l’affaire. Tandis qu’avec un van, une carte de membre d’un club de sport, son casier, son bureau dans les étages, les commodités de cet endroit… Et pour ce qui était de manger, il y avait un million de restaurants, en ville.
Quoi d’autre ?
Il ne voyait pas ce qu’il aurait pu désirer encore. Beaucoup de gens vivaient plus ou moins dans ce bâtiment, tous les acteurs centraux de la NSF, qui y passaient soixante ou soixante-dix heures par semaine, mangeaient à leur bureau ou dans les restaurants du voisinage, ne rentraient chez eux que pour dormir – autant de gens qui avaient un foyer, une famille, des enfants, des animaux, des partenaires !
Il n’aurait pas de mal à se fondre dans une foule pareille.
Il sortit de la douche, se sécha – il y avait une pile de serviettes éponge blanches à disposition –, se rasa et s’habilla.
Il se regarda dans la glace, au-dessus du lavabo, avec un peu de gêne. Il ne se regardait plus dans les yeux, ne croisait jamais son regard quand il se rasait ; il restait concentré sur le petit carré de peau qui se trouvait sous la lame. Il ne savait pas pourquoi. Peut-être qu’il ne ressemblait pas à l’idée qu’il se faisait de lui-même, une idée vaguement scientifique, sérieuse, disons darwinesque ; et pourtant, là, dans le miroir, en train de se raser, c’était toujours le même bonhomme grillé par le soleil.
Cette fois, pourtant, il se regarda. Et se trouva, non sans surprise, l’air normal – c’est-à-dire comme toujours. Dans la norme. Personne ne pourrait deviner, en le voyant, qu’il manquait de sommeil, qu’il avait des idées assez bizarres, ou, plus grave, qu’il avait passé la nuit dans sa voiture parce qu’il n’avait nulle part où aller.
— Hmm, dit-il à son reflet.
Il prit, toujours plongé dans ses pensées, l’ascenseur qui montait au dixième étage, et se planta sur le seuil de son nouveau bureau, évaluant l’endroit selon les critères du nouvel habitant qu’il était. Ce n’était pas un espace dans un autre espace plus vaste, mais une vraie pièce, avec une porte qui fermait. Il pouvait se vanter d’avoir l’une des plus grandes fenêtres qui donnaient sur l’atrium central du bâtiment, juste en face du grand mobile coloré suspendu dans la partie supérieure.
En réalité, cette vue lui était plutôt pénible. Il n’avait pas envie de voir ce mobile, auquel, il n’y avait pas si longtemps, il s’était retrouvé suspendu la tête en bas, au beau milieu de la nuit, alors qu’il essayait désespérément de s’introduire dans le bâtiment – décision inconséquente et réalisation encore plus folle – pour se tirer d’un mauvais pas d’ordre professionnel. Il avait tenté – sans succès – de récupérer une lettre de démission mal torchée, adressée à Diane Chang, la directrice de la NSF. Un incident qu’il aurait préféré oublier.
Mais le mobile était toujours là, selon la nouvelle inclinaison que Frank lui avait donnée – et que personne n’avait remarquée –, peut-être pour lui rappeler… lui rappeler quoi ? De ne plus faire de conneries ? De réfléchir avant d’agir ? Mais c’était ce qu’il s’efforçait toujours de faire ; inutile de le lui rappeler. Vraiment, c’était une plaie, ce mobile suspendu devant sa fenêtre. Enfin, il pourrait toujours y faire mettre un store.
En poussant les rayonnages dans le coin opposé, il y aurait la place d’un petit canapé, le long du mur. Ça lui ferait une espèce de salon, avec l’ordinateur comme pièce centrale. Il y avait des toilettes dans le couloir, un coin café un peu plus loin, des douches quelques étages plus bas. Tout ce qu’il fallait. Comme l’avait fait remarquer Sucandra, le soir du dîner chez les Quibler, en goûtant la sauce des spaghettis avec la cuillère en bois : « Aaah… que pourrait-il bien manquer ? »
La réponse était la même : rien du tout.
Il devait bien admettre que cette idée le mettait mal à l’aise. Le déstabilisait. C’était anormal, au sens littéral du terme : hors norme. Il n’était pas normal de décider de vivre sans maison. Sans un endroit à soi. C’était sûrement un peu dingue.
Mais d’une certaine façon, obscure, c’était aussi ce qui lui plaisait. Ce n’était pas dingue de la même façon que de tenter d’entrer dans le bâtiment par le toit vitré ; mais ça participait de la même idée fixe. D’ailleurs, était-ce plus dingue que de lâcher largement plus de la moitié de ses revenus en échange d’un logement miteux ?
Une existence nomade. Vivre à la belle étoile. Il y avait si souvent pensé, il avait lu et écrit tellement de choses sur les impératifs biologiques du comportement humain – sur leur nature primitive, sur l’histoire de l’évolution qui avait conduit au style de vie paléolithique de l’humanité, qui découlait lui-même de comportements qui avaient amené le cerveau humain à grossir aussi vite ; et au pouvoir résiduel que ces comportements conservaient dans la vie moderne. En même temps, pour gamberger, lire et écrire tout cela, il était assis à un bureau. Vivant comme tous les autres travailleurs d’Amérique, un cerveau dans une bouteille, travaillant avec le bout de ses doigts, sa voix ou tout simplement sa pensée, s’évadant parfois pour rêver aux brèves éruptions d’activité de fin de semaine qui lui permettraient de réintégrer son corps.
C’était plutôt ça qui était dingue : vivre comme il le faisait, avec les convictions qui étaient les siennes.
Il envisageait à présent d’agir en conformité avec ce qu’il croyait. Encore une chose que les Khembalais – ou plutôt Drepung, cette fois – avaient dite chez les Quibler : Si vous n’agissez pas conformément à vos sentiments, c’est que ce n’étaient pas de vrais sentiments.
Il voulait que ce soit de vrais sentiments ; tout avait changé pour lui le jour où il était allé à la conférence de l’ambassadeur du Khembalung, où il était tombé sur cette femme dans l’ascenseur, et où il avait parlé à Drepung, après, chez les Quibler. Et puis, oui, quand il s’était introduit dans le bâtiment de la NSF et avait essayé de récupérer sa lettre de démission. Tout avait changé ! Ou du moins, c’est l’impression qu’il avait eue, et qu’il avait encore. Mais pour que ce soit un vrai sentiment, il fallait qu’il agisse en accord avec lui.
Ce qui voulait dire aussi, et ça participait de tous ces nouveaux comportements, qu’il devait rencontrer Diane Chang et travailler avec elle à la coordination des nouvelles actions de la NSF liées au bouleversement climatique, en rapport avec la grande inondation et nombre d’autres événements.
Ce ne serait pas une partie de plaisir. Sa lettre de démission, à laquelle Diane n’avait jamais fait directement allusion, était maintenant pour lui un sujet d’extrême embarras. C’était une tentative irrationnelle pour brûler ses vaisseaux, et selon tous les critères il devrait maintenant être de retour a San Diego, ne laissant derrière lui que des cendres et une sale odeur de fumée. Or Diane semblait avoir lu sa lettre et n’en avoir tenu aucun compte, ou plutôt l’avait apparemment utilisée pour jouer avec lui comme le chat avec la souris, et le ramener dans le giron de la NSF. Ce qu’elle avait fait avec une habileté consommée.
Il était donc bien conscient de n’avoir plus qu’à ravaler son ressentiment et monter la voir. Il devait soutenir sans ciller le regard d’acier de sa secrétaire, Laveta, une grande Black impassible, et répondre comme si de rien n’était à son salut. Pas moyen de savoir ce qu’elle savait de sa situation.
Diane était à son bureau et parlait au téléphone. Elle lui fit signe de s’asseoir. Des mains gracieuses. Petite, sino-américaine, d’une beauté exotique, à la fois professionnelle et amicale. Une expression subtilement amusée sur le visage quand elle écoutait les gens, comme si elle était contente d’avoir de leurs nouvelles.
Comme en cet instant, avec Frank. Enfin, c’était peut-être l’amusement provoqué par sa lettre de démission, et le souvenir de la prise de judo qu’elle lui avait faite pour qu’il reste à la NSF. Tellement difficile à dire avec Diane ; et son attitude, bien qu’amicale, n’invitait pas aux épanchements.
— Vous êtes dans votre nouveau bureau ? demanda-t-elle.
— Mes affaires y sont, en tout cas. Il va me falloir un moment pour y mettre de l’ordre.
— Bien sûr. Comme dans tout le reste, en ce moment. Quel bordel ! Kenzo et une partie de son groupe viennent ce matin nous parler du Gulf Stream.
— Super.
Kenzo et quelques-uns de ses collègues de la NOAA[1] firent bel et bien leur apparition. Ils échangèrent de grands saluts, installèrent leurs ordinateurs portables, et Kenzo commença à projeter un diaporama PowerPoint sur l’écran mural de Diane.
Il leur expliqua que tous les chiffres traduisaient la stagnation de ce qu’il appelait la « circulation thermohaline ». Aux extrémités nord du Gulf Stream, où normalement l’eau de la surface se refroidissait, retombait vers le fond de l’Atlantique et redescendait vers le sud, une couche d’eau particulièrement fraîche en surface ralentissait la retombée vers le fond. N’ayant nulle part où aller, le courant, plus loin au sud, s’était ralenti et arrêté.
Et ce n’était pas tout, poursuivit Kenzo. On pensait que la stagnation de la circulation thermohaline était la cause principale du changement de climat abrupt que les paléoclimatologues avaient nommé « Dryas récent », une petite ère glaciaire, brève – quelques milliers d’années – mais rude, qui avait commencé onze mille ans avant notre ère. Selon leur hypothèse, les masses d’eau douce résultant de la fonte de la calotte glaciaire sur l’Amérique du Nord avaient provoqué la stagnation du Gulf Stream, entraînant immédiatement un refroidissement de la température en Europe et dans la moitié est de l’Amérique du Nord. Ce qui expliquait le démarrage incroyablement rapide du Dryas récent : le carottage des glaces du Groenland révélait qu’il s’était produit en trois ans, pas davantage. Trois ans, pour un passage du schéma global que les climatologues appelaient chaud-humide au schéma dit froid-sec-venteux. C’était une notion tellement radicale qu’elle avait obligé les climatologues à reconnaître qu’il devait y avoir dans le climat global des points critiques qui menaient à une acceptation générale de ce qui était en réalité un nouveau concept climatologique : un changement de climat abrupt.
— Qu’est-ce qui a provoqué la stagnation, encore une fois ? demanda Diane.
Kenzo cliqua sur l’image suivante, une représentation de l’immense calotte glaciaire qui recouvrait presque tout l’hémisphère Nord lors de la dernière ère glaciaire. Laquelle s’était achevée lentement, classiquement, de façon linéaire : le dessus de la calotte glaciaire avait fondu, créant des lacs géants qui reposaient sur la glace restante. Ces lacs étaient retenus par des barrages de glace qui avaient eux-mêmes fondu, et quand ces barrages avaient finalement cédé, des quantités extraordinaires d’eau douce s’étaient déversées dans l’océan. Si l’on en croyait les traces laissées sur le paysage, des volumes aussi vastes que les Grands Lacs avaient été libérés en quelques semaines par les déversoirs du Saint-Laurent, de l’Hudson et du Mississippi, tandis qu’à l’ouest un lac couvrant la majeure partie du Montana s’était déversé plusieurs fois dans le lit du fleuve Columbia. Une zone de Washington appelée les Scablands témoignait avec éloquence de la violence de ces inondations, qui avaient découpé le lit de roche. Il était probable que la même chose s’était produite sur la côte Est, mais les signes avaient été presque complètement recouverts par la montée des eaux et l’émergence de la grande forêt de l’Est, et c’est à peine si on les distinguait aujourd’hui.
En regardant la carte sur l’écran, Frank pensa au spectacle qu’offrait le Rock Creek, ce matin-là, à l’aube. L’inondation qu’ils avaient connue était bien modeste par rapport à celles que décrivait Kenzo, et pourtant le bassin hydrographique était dévasté.
C’est ainsi, poursuivait Kenzo, que l’eau douce, subitement déversée dans l’Atlantique Nord, semblait bloquer la convection thermohaline. Il y avait déjà plusieurs années que la glace de mer qui se formait en hiver dans l’océan Arctique se brisait en grandes flottes d’icebergs qui dérivaient vers le sud, portés par les courants, jusqu’à ce qu’ils rencontrent l’eau chaude du Gulf Stream, où ils fondaient. Les zones de fonte de ces icebergs, ainsi que le montra clairement la carte suivante, se trouvaient juste au-dessus des extrémités nord du Gulf Stream, les zones de « downwelling » – ou plongée. Or la calotte glaciaire et les glaciers du Groenland fondaient aussi beaucoup plus vite que la normale, et ils coulaient des deux côtés de cette gigantesque île.
— Combien d’eau douce en tout ? demanda Diane.
— L’Arctique fait près de dix millions de kilomètres carrés, répondit Kenzo avec un haussement d’épaules. Ces temps derniers, la glace de mer faisait environ cinq mètres d’épaisseur. Tout cela ne dérive pas dans l’Atlantique, évidemment. J’ai lu un article selon lequel on estimait qu’au cours des trente dernières années l’Arctique avait été dilué par vingt mille kilomètres cubes d’eau fraîche supplémentaire. À cinq mille kilomètres cubes près, en plus ou en moins.
— Il faudrait essayer d’affiner ce chiffre, dit Diane.
— C’est sûr.
Ils regardèrent la dernière diapo. Frank se dit que les implications avaient tendance à stagner à la surface de l’esprit, exactement comme l’eau dans l’Atlantique Nord. Elles refusaient de s’enfoncer. Le monde entier, enfermé dans un mode climatique global chaud et humide, qui se réchauffait et devenait plus humide à cause du réchauffement global provoqué par les gaz de serre libérés par les hommes, pouvait basculer dans un schéma froid, sec et venteux à l’échelle planétaire. Et la dernière fois, ça s’était produit en trois ans. Ça avait beau être difficile à croire, l’analyse des carottes de glace du Groenland était formelle, et le reste du dossier tout aussi convaincant. Du coup, le terme scientifique utilisé pour définir ce niveau de certitude était le suivant : incontestable.
Après le départ de Kenzo et de son équipe, Diane se tourna vers Frank.
— Qu’en pensez-vous ?
— Ça a l’air sérieux. Ça pourrait obliger les gens à prendre des mesures.
— Sauf qu’il est peut-être déjà trop tard.
— Oui.
Ils réfléchirent en silence pendant quelques instants, et puis Diane dit :
— Parlons de votre prochaine année ici, comment nous allons l’organiser pour tirer le maximum de vous.
C’était une façon assez brutale de dire les choses, compte tenu de la façon dont elle l’avait manipulé, mais Frank se garda bien de manifester le moindre ressentiment.
— Bien sûr, dit-il.
À ce qu’il paraissait, si on obligeait son visage à adopter une expression avenante, l’humeur avait tendance à suivre, automatiquement. Alors : petit sourire d’acceptation, rapprochement de la chaise du bureau.
Ils passèrent en revue une liste que Diane avait établie, et qui définissait les zones où la NSF pouvait intervenir pour gérer les impacts du changement climatique brutal. Frank se rendit compte, non sans surprise, que Diane avait beaucoup réfléchi à toutes ces questions et avait plusieurs longueurs d’avance sur lui. D’un autre côté, ça s’expliquait : pourquoi l’aurait-elle fait rester, sinon ? Ce n’était pas sa lettre qui avait pu suffire à lui faire toucher du doigt l’inefficacité de la NSF en matière de gestion de crise !
Elle parlait très vite. La cervelle légèrement embrumée, Frank devait faire un effort pour la suivre, et il la regarda plus attentivement que jamais. Mais tous les visages sont indéchiffrables, en fin de compte. Celui de Diane offrait des méplats impressionnants : les pommettes, le front, la mâchoire étaient nettement dessinés et articulés selon des angles nets. Formelle ; formidable. Un dragon femelle asiatique, très exactement. Elle attirait le regard. Frank croyait savoir qu’elle était son aînée d’une dizaine d’années ; veuve, à ce qu’on disait ; et à la tête de la NSF depuis longtemps, même si Frank n’aurait su dire depuis combien de temps exactement. Réputée pour faire des journées de travail incroyablement longues. On disait des gens comme elle qu’ils étaient accros au travail, mais ça, c’était avant que tout le monde passe la surmultipliée et que le concept se banalise. Une fois, Edgardo avait dit qu’à côté d’elle Anna faisait figure de tire-au-flanc, et Frank avait haussé les épaules : Anna était une vraie dingue du boulot. Quelqu’un qui en faisait plus qu’elle devait être plus ou moins dingue tout court. Et voilà pour qui il allait bosser…
Dans un sens, tant mieux. Il n’était pas resté à Washington pour flemmarder. Lui aussi, il avait envie de faire de longues journées. Et maintenant, il était clair qu’il aurait l’oreille de Diane, et son appui ; par conséquent, il pouvait compter sur la coopération de tous à la NSF ; par conséquent toujours, les choses allaient avancer. C’était la seule chose qui rendait supportable le fait de rester à Washington.
Il se concentra sur la liste de Diane :
• Coordonner les programmes fédéraux déjà lancés ;
• Fonder de nouveaux instituts et de nouveaux programmes si nécessaire ;
• Travailler avec Sophie Harper, qui assurait la liaison avec le Congrès pour la NSF, afin de contacter et d’informer toutes les équipes et tous les comités concernés du Congrès, et participer à la définition de la législation appropriée ;
• Travailler avec le Panel intergouvernemental sur le changement climatique, le Programme environnemental des Nations unies, leur Projet du Millénaire et autres projets internationaux ;
• Identifier, évaluer et classifier toutes les possibilités d’atténuation climatique : les énergies propres, les pièges à carbone, etc.
Pour Frank, c’était de cette dernière rubrique que découlerait la vraie liste de « choses à faire ».
— Il faut qu’on aille à New York parler aux gens de tout ça, dit Diane.
— Oui.
Ce serait intéressant de la regarder agir là-bas. Les arts martiaux asiatiques consistaient souvent à retourner la force de ses opposants contre eux. En tout cas, c’était comme ça qu’elle lui avait fait toucher les épaules. Le reste du monde allait peut-être suivre.
Pour l’heure, il relisait la liste en piaffant d’impatience. Il essaya d’en parler courtoisement à Diane : il n’avait pas envie de passer son temps à démarrer des études. Il voulait découvrir où et comment un peu d’argent et quelques efforts pouvaient donner le coup d’envoi à des actions plus vastes. Il voulait agir. Si le climat se réchauffait vraiment, il voulait le refroidir. Et s’il se refroidissait, faire le contraire. Il voulait identifier une nouvelle génération de systèmes énergétiques viables, il voulait séquestrer des milliards de tonnes de carbone, il voulait atténuer la souffrance humaine et limiter la disparition de nouvelles espèces. Il voulait des choses impossibles !
Très vite, il griffonna une nouvelle liste :
• Atténuation climatique directe
• Séquestration du carbone (bio, physique)
• Interventions sur le cycle de l’eau
• Énergies renouvelables, propres (biomasse, solaire, usines marémotrices, vagues, vent…)
• Action politique
• Un nouveau paradigme (permaculture)
Diane lut la liste. Son léger amusement se mua en un véritable sourire, parfaitement déchiffrable.
— Vous voyez les choses en grand.
— À la mesure de la situation. Je veux dire, même le ralentissement du Gulf Stream n’est que la conséquence d’autre chose. Les causes ultimes doivent être reliées à la situation globale. Le carbone, la consommation, la population, la technologie et le reste. Il va falloir qu’on essaie de tenir compte de tout ça si on veut vraiment y remédier.
— Il y a d’autres agences qui travaillent là-dessus. En réalité, une bonne partie de ces éléments ne relèvent pas vraiment de notre domaine de compétence.
— Oui, bon, mais… Nous sommes la Fondation nationale pour la science, dit-il en soulignant chaque mot. Quelle portée une telle organisation devrait-elle avoir, au juste ? Ce n’est pas encore très clair. Compte tenu de l’importance de la science dans ce monde, on pourrait se demander si la NSF ne devrait pas être investie d’une portée universelle. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que s’il y a un endroit où l’effort scientifique devrait être coordonné, c’est bien ici. À part ça, qui sait ? C’est une situation nouvelle.
— C’est vrai, dit-elle en le regardant avec son sourire amusé. Eh bien, si on allait déjeuner ? On pourrait en parler à table.
Frank essaya de dissimuler sa surprise.
— Bien sûr.
Le restaurant de l’hôtel, au-dessus de la station de métro de Ballston, proposait un buffet tellement raffiné qu’il en redéfinissait le concept. C’était un endroit frais et calme, décoré dans le meilleur style Hôtel Américain Anonyme. Diane semblait être là comme chez elle ; elle y avait une table réservée dans un coin discret.
Elle remplit une grande assiette de salade et de bœuf grillé, ignora le pain. Du thé glacé, sans sucre. Elle portait une jupe stricte et un chemisier de soie sauvage, parfaitement coupés et qui avaient dû coûter cher, se dit Frank en la suivant. Elle bougeait gracieusement, avec une sorte de force. D’habitude, Frank n’était pas attiré par les petites femmes, mais c’était une question de proportions, et elle avait un port de reine. Elle portait des chaussures plates, marchait avec aisance. Probablement, à en juger par ce qu’elle mangeait, surveillait-elle sa ligne. En tout cas, elle avait fière allure.
Le sociobiologue invétéré qui théorisait en permanence dans la tête de Frank se demanda s’il n’était pas victime d’un préjugé favorable. Après tout, c’était une femelle alpha puissante, et sa patronne, par-dessus le marché. Peut-être toutes les femelles alpha étaient-elles un peu impressionnantes physiquement, et peut-être était-ce aussi pour ça qu’elles étaient des femelles alpha ; c’était généralement vrai des mâles.
Ils s’assirent, mangèrent, parlèrent de choses et d’autres. Frank l’interrogea sur ses enfants.
— Grands, et ils ont quitté le nid. C’est plus facile, maintenant.
Elle parlait avec naturel, comme si ça ne la concernait pas vraiment.
— Comment pourrait-il en être autrement, de toute façon ?
— Pendant un moment, ça a dû être plutôt sportif…
— Oh oui !
— Où étiez-vous, avant la NSF ?
— À l’université de Washington. En biophysique. C’est là que j’ai bifurqué vers l’administration. Ensuite, je suis entrée à l’Académie américaine des arts et des sciences, puis au NIH[2], et je suis arrivée ici, conclut-elle avec un haussement d’épaules, comme pour admettre qu’elle s’était peut-être trompée de voie à un moment donné. Et vous ? Qu’est-ce qui vous a amené à la NSF ?
Eh bien, j’ai misé une somme qui n’était pas tout à fait à moi, j’ai perdu, j’ai rompu et je voulais prendre mes distances…
Ce n’était pas une histoire qu’il avait envie de raconter. Mais quelle histoire pouvait vraiment être racontée ? Elle ne lui avait pas parlé de son défunt mari, par exemple. Elle comprendrait qu’il n’aborde que les raisons scientifiques qui l’avaient amené à intégrer la NSF : un nouveau travail sur des bioalgorithmes, le besoin de prendre du recul pour y voir plus clair, une année à la NSF ne pouvant que lui être bénéfique, et ainsi de suite.
Elle hocha la tête avec cette expression amusée, comme pour dire : Je sais que ce n’est qu’une partie de l’histoire, mais c’est intéressant quand même. Il trouva ça bien. Pas étonnant qu’elle soit montée aussi haut. Les femelles alpha utilisaient des stratégies différentes de celles des mâles alpha pour atteindre leur but ; elles étaient dominantes grâce à des qualités sociales qui leur étaient propres.
— Et votre situation actuelle ? Comment vivez-vous ? demanda-t-elle. Vous avez pu garder votre appartement ?
Surpris, Frank répondit :
— Non. Je louais un appart’ à un type du Département d’État qui est revenu.
— Alors, vous avez réussi à trouver un autre endroit ?
— Oui… J’ai trouvé quelque chose à titre temporaire, et j’ai des pistes pour quelque chose de plus permanent.
— Ah, tant mieux. Ça ne doit pas être facile, en ce moment, depuis l’inondation.
— C’est le moins qu’on puisse dire. C’est devenu très cher.
— Je vous crois. Si je peux vous aider, n’hésitez pas à me faire signe.
— Merci. Je n’y manquerai pas.
Il se demanda ce qu’elle voulait dire, mais s’abstint de le lui demander.
— Je voudrais faire du sport et je cherche un club dans le coin. Anna m’a dit que vous en aviez trouvé un…
— Oui. Je vais à l’Optimodal.
— Et c’est bien ?
— Pas mal du tout. Ce n’est pas trop cher, il y a tout ce qu’il faut, et il n’y a pas que des gamins qui font de l’esbroufe. La plupart du temps, je fais juste du tapis de course. Comme un rat dans sa roue, fit-elle avec un petit rire.
Oui, comme au boulot, pensa Frank, mais il se garda bien de le lui dire.
— En réalité, j’ai essayé certaines autres machines, ajouta-t-elle. C’est marrant.
Frank prit l’adresse qu’elle lui donna, ils retournèrent au buffet faire le plein de tartes et de glace – surtout lui, parce qu’elle ne prit pas grand-chose –, et ils parlèrent encore un peu du travail. À aucun moment elle ne fit allusion à sa lettre de démission. Ce qui était suffisamment bizarre pour qu’il n’ait pas tout à fait l’impression d’être dans une relation professionnelle normale. C’était comme si elle tenait ça en réserve, une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.
Et puis, en reprenant la passerelle couverte qui menait vers le bâtiment de la NSF, elle dit :
— Fixons le principe d’une réunion régulière entre nous toutes les deux semaines, plus si vous en avez besoin. Je veux que vous me teniez au courant de tout ce qui vous passe par la tête.
Il lui jeta un rapide coup d’œil. Elle fixait les portes de verre vers lesquelles ils avançaient.
— C’est le meilleur moyen d’éviter les malentendus, poursuivit-elle sans le regarder.
Alors qu’ils arrivaient aux portes de l’immeuble, elle reprit :
— Je veux qu’il en sorte quelque chose.
— Moi aussi, lui assura-t-il. Croyez-moi.
Ils arrivèrent devant le poste de contrôle.
— Alors, par quoi allez-vous commencer ? demanda-t-elle comme si un programme avait été décidé.
— Pour vous dire la vérité, je crois que je vais envisager de m’inscrire dans ce club de fitness.